1er novembre  2011:  De la censure des odeurs et parfums au théâtre

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Raise - Regardez plus loin

 

"Le théâtre est anosmique",  écrit Dominique Paquet, auteure de "La dimension olfactive dans le théâtre contemporain" (L'Harmattan, 2004). Même s'il  existe une longue tradition remontant à l'antiquité - effluves de vins aromatisés du pré-théâtre dionysien, encens et safran brûlés durant les représentations tragiques -  la diffusion d'odeurs, de parfums est exceptionnelle au théâtre. Pour le XIXème siècle, Dominique Paquet ne mentionne que deux usages sur scène, celui de la soupe aux choux dans La fille mal gardée de Dauberval (1800) et celui de l'encens, dans Léonidas de Pichat (1831). Force est de constater avec elle que l'odorat est "victime de l'impérialisme des sens objectifs, tels que la vue et l'ouie", que le contrôle d'une odeur (instable, susceptible de variations) et de ses effets (l'odeur pouvant être "hallucinatoire") reste toujours difficile techniquement, que pour certains théoriciens elle peut être une menace à la théâtralité.
Dans la deuxième partie du XXème siècle, et particulièrement durant les deux dernières décennies, Dominique Paquet détecte l'amorce d' un renouveau. Elle recense  quarante-et-un spectacles entre 1986  et 2003,  sollicitant ce sens banni des scènes et nécessitant la création d'une "régie-odeur". Les metteurs en scène, assistés de "compositeurs", étendent la gamme des odeurs utilisées, à l'intérieur des salles ou en plein air :  rose, jasmin, vétiver, patchouli, ambre, vanille, liqueur de poire, chocolat,  pain grillé, pain d'épices, cumin, noix de coco, mangue, sable, barbe à papa, eau de Cologne, odeur de propre...
Certains ne se privent pas d'expérimenter la diffusion d'odeurs inattendues:  le  moisi (compagnie Off, 1997), les  eaux de vaisselle (La veillée de Jérôme Deschamps, 1986),  le "pet diabolique", souffré (Légèrement sanglant de Michel Rabeux, 1992), l'écurie (Péplum, Royal de luxe, 1995), la ménagerie (Taxi de Générik vapeur, 1996), l'urine et les excréments (Patience du baobab de Dominique Paquet, 1994), la vieillesse et la déchéance (De l'autre côté d'Alice, mise en scène de Dominique Borg, 1988). Pour Wojapi (1996) de la compagnie  Morisse est créée, à partir de senteurs de cuir, de goudron et d'encens, l'odeur d'un fantôme: "cette odeur morbide", inconnue, dégageant "un relent de mort", "eut pour effet de provoquer un malaise" chez les spectateurs, "malaise accru par l'impossibilité de la nommer". Parfois certaines senteurs doivent être abandonnées, devant la gêne des spectateurs ou des acteurs: "Dans "Légèrement sanglant," le relent scatolé du "pet diabolique" envahissant les poumons des interprètes les empêchait de conserver un tonus énergétique et respiratoire nécessaire à leur jeu".

 

D. Paquet - La dimension olfactive dans le théâtre

 

 

Cette anosmie quasi conventionnelle au théâtre a probablement joué dans la polémique qui touche le spectacle de Romeo Castellucci, Sul concetto del viso nel figlio di Dio, même si de nombreux critiques n'en n'ont pas parlé. Par bienséance?
Dès le début du spectacle, la vision d'un vieillard dépendant, incontinent, que son fils aimant doit patiemment nettoyer, est amplifiée par une "odeur de merde" qui envahit le théâtre, "une odeur âcre d'excrément qui vous soulève le coeur". "Elle restera longtemps après dans nos narines comme une piqûre de rappel" écrit Noëlle Réal. Castellucci "ne nous épargne rien" note Fabienne Pascaud. "A-t-on rêvé? Non, la puanteur est réelle, certains spectateurs se bouchent le nez, d'autres hurlent, sortent précipitamment: "C'est une honte! Remboursez!" rapporte Frédéric Ferney (22 juillet), toujours dans le cadre des représentations d'Avignon.
À Paris, au Théâtre de la Ville (1.000 places, jauge réduite à 650) certains trouvent l'odeur "discrète". Pour d'autres, comme  Pascal Bely (Pour Castellucci, contre la censure des malades de Dieu, 21-10): "Ça pue. Cela empeste, mais les gestes du fils chassent l’odeur : l’amour est un don surnaturel. Il le nettoie, le déplace, le rechange, s’agenouille, se relève. Cela n’en finit pas. C’est un chemin de croix, sous l’œil impassible de Jésus (...) Mes voisins rient, c’est plus fort qu’eux. Ils chient du rire. Je me retiens".
Pour certains spectateurs, cette odeur, diffusée dans un temple de la Culture, sera jugée comme scandaleuse; pour d'autres, elle sera  "blasphématoire", s'élevant devant le portrait d'un personnage divin, entouré habituellement de l'odeur des fumées de l'encens et de la cire des bougies des églises.  
Dominique Paquet, qui a vu le spectacle de Castellucci, en juillet, à Avignon, convoque trois mois après, ses souvenirs olfactifs et analyse:  "Techniquement c'était très réussi, maîtrisé, on la sentait partout, j'étais au deuxième balcon... L'odeur n'était pas continue, permanente. C'est une émission fugace, courte, intervenant chaque fois que le personnage a un "lâché de ventre" puis elle disparaissait... Au niveau de la composition, il y avait une odeur d' excrément, avec une note acide comme dans la bave vomie, mélangée avec une odeur de moisissure de champignons. D'autres ont senti comme une odeur de sous-bois en putréfaction... C'est une odeur "illustrative", on fait du café sur scène, on diffuse une odeur de café etc ...Elle est superflue. L'image est tellement forte."
L'un des résultats inattendus du spectacle odorant de Castellucci sera-t-il de relancer l'attention et le questionnement sur l'usage des odeurs et parfums au théâtre? En ces temps sécuritaires et hygiénistes, risque-t-il d'être à l'origine d'une nouvelle réglementation? Il y a sept ans, Dominique Paquet écrivait : "Le dramaturge, le metteur en scène, en mettant en oeuvre des formes olfactives, impulsent corollairement des productions fictives qui ne sont pas sans danger, pour lesquelles il sera nécessaire de  produire une réflexion sanitaire et éthique".

 

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