6 novembre 2011 : "Sur le concept de visage du fils de Dieu", acte 4 (Paris)

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C. et R. Castellucci - Les Pélerins de la matière

 

Acte 4,  du 25 au 31 octobre 2011

Mardi 25 octobre 2011, 20h30 :
"Des fondamentalistes chrétiens ont à nouveau tenté de perturber la pièce (...) À l'entrée du théâtre, mardi soir, des vigiles fouillaient les spectateurs pour s'assurer notamment qu'ils n'entraient pas avec des tracts ou avec des objets susceptibles de perturber une nouvelle fois la représentation. Outre la fouille corporelle, manteaux et sacs devaient être laissés au vestiaire."  (Parisien /AFP, 25 et 26-10-2011). Dans son journal, Demarcy-Mota note: "heurts violents aux abords du théâtre, 138 interpellations, pas d'interruption de la représentation."  
En soirée, l'Église de France réclame "une liberté d'expression respectueuse du sacré". Elle condamne les «violences perpétrées lors de récents spectacles et promeut le dialogue et la foi», selon le porte-parole de la Conférence des évêques de France Bernard Podvin. Elle réagit «quand c’est nécessaire, avec détermination, et toujours par moyens pacifiques», a  poursuivi le prélat, rappelant qu’il avait critiqué en septembre le spectacle «Golgota Picnic». La Conférence des Evêques «appelle à une liberté d'expression respectueuse du sacré. Elle appelle à un échange avec les élus, concernant cet enjeu... L’Eglise catholique en France n’est, ni intégriste, ni obscurantiste. Les catholiques aspirent, comme citoyens, à être respectés dans ce qui est le cœur de leur foi», a conclu Mgr Podvin. (La Tribune de Genève, 26-10- 2011) .

Mercredi 26 octobre 2011
Pour La Croix, "L’Église de France a pris ses distances avec les débordements orchestrés" autour de la pièce de Castellucci, dégage sa responsabilité et se démarque de "l’Institut Civitas, proche des intégristes" qui "organise la contestation". Le journal rappelle  que "l’Institut Civitas est un des héritiers directs de la Cité catholique, fondée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale par Jean Ousset (1914-1994). Disciple de Maurras,  hostile à la Révolution française, il avait décidé de se consacrer à la formation d’une élite politique capable de contribuer au renouveau de la France. En 1960, les évêques de France mettront fermement en garde contre les « dangers » de la Cité catholique dont l’influence est grande dans l’armée, notamment en Algérie où Verbe, la revue de la Cité catholique, justifie la torture au nom de saint Thomas d’Aquin."
Selon Alain Escada, secrétaire général de l'Institut Civitas, les chrétiens traditionalistes reprocheraient au "créateur", Romeo Castellucci, de mettre en scène un portrait géant du Christ, qui se retrouve à des moments de la pièce «souillé», «en laissant penser que c'est de la matière fécale qui vient le salir et de blesser ainsi tant de croyants».(Le Figaro, 26-10-2011)
De son côté, Valentin Lagarès (Paris Art.com, 26-10) clame "Non aux intégristes anti-culture de tout bord!" et persiste: "Au final, l'image christique est bombardée par ces désormais fameux excréments ainsi que par des lancés de grenades en plastique."

Dans un entretien avec Fabienne Darge (Le Monde, 26-10), Romeo Castellucci déclare que "Nulle part nous n'avons eu à faire face à ces intimidations, à ces tentatives de censure (...)  On m'accuse plutôt d'être trop chrétien! Ce qui se passe à Paris est une première, inquiétante pour un pays comme la France. (...) Je fais un théâtre du questionnement, de l'inquiétude, qui joue sur l'ambiguïté (...) L'art repose entièrement sur cette condition de poser des problèmes, sinon il est purement décoratif. Dans notre monde, nous sommes gavés d'informations, mais quelles sont les informations justes dont nous avons besoin pour continuer à vivre? Aujourd'hui, la religion a perdu sa capacité de poser des questions, et l'art a pris sa place. Je crois que ces extrémistes sont jaloux de cette spiritualité profonde qui s'est réfugiée dans l'art."

Le même jour, à l'initiative du Théâtre de la Ville, naissance d'un comité de soutien intitulé "Le Théâtre contre le Fanatisme". Les signataires de l'appel dénoncent des "agissements graves" qui "prennent une tournure fascisante. (...) Que ces groupes d'individus violents et organisés, qui se réclament de la religion contre une soi-disant"christianophobie", obéissent à des mouvements religieux ou politiques, demande une enquête ; pour nous, en tout cas, ces comportements relèvent à l'évidence du fanatisme, cet ennemi des Lumières et de la liberté contre lequel, à de glorieuses époques, la France a su si bien lutter."
"Mercredi soir, des manifestants sont parvenus à «rentrer dans le théâtre et ont jeté des boules puantes dans la salle» en scandant «Christianophobie, ça suffit !», rapporte une source policière. Ces perturbateurs appartiennent aux groupes France Action Jeunesse, Action française, Renouveau français et institut Civitas." (Le Figaro, 27-10) Malgré trois perturbations, "le spectacle n’a jamais été interrompu, les acteurs ayant suivi les consignes données de continuer à jouer quand cela était possible" note Demarcy-Mota. 19 nouvelles personnes en garde à vue.

Jeudi 27 octobre 2011
"Avant le spectacle, 300 manifestants au centre de la place du Châtelet, scandent «Castellucci, retourne dans ton pays». Pendant le spectacle, pas d’interruption de la représentation. À ce jour, 4.432 personnes ont assisté aux représentations au Théâtre de la Ville. Des places sont encore disponibles pour les trois dernières représentations" note Demarcy-Mota.
"En une semaine, plus de 220 personnes ont été interpellées pour avoir perturbé la représentation du Théâtre de la Ville. Quinze d'entre elles ont été déférées pour « entrave à la liberté d'expression », un délit passible d'un an de prison et 15.000 euros d'amende, et de trois ans de prison et 45.000 euros d'amende en cas de violences " note ( 27-10) Le Figaro.

Vendredi 28 octobre 2011
L’Agrif est déboutée par le Tribunal administratif de Paris de sa demande d’interdiction des représentations au Centquatre (104).
Sur France Inter, dans Studio théâtre de Laure Adler,  Marie-José Mondzain, philosophe (Homo Spectator - Image, icône, économie) parle de "violence terroriste", "d'une montée en puissance de toutes les atteintes à la liberté ... C'est un phénomène politique, ce n'est pas un phénomène psychologique ou religieux."  Emmanuel Demarcy-Mota fait un parallèle avec ce qui s'était passé lors de la sortie en France du film de Martin Scorsese La dernière tentation du Christ. Pour mémoire, le 23 octobre 1988, un groupe fondamentaliste catholique, rattaché à Saint Nicolas-du-Chardonnet avait incendié la salle de cinéma L'Espace Saint-Michel à Paris pour protester contre la projection du film. Cet attentat avait fait quatorze blessés dont quatre sévères. Cinq militants de l'Agrif seront arrêtés et condamnés le 3 avril 1990 par la 10ème chambre de la Cour d'appel de Paris, à de la prison avec sursis et à 450.000 francs de dommages et intérêts. D'autres incendies avaient été perpétrés à la salle du Gaumont Opéra ainsi qu'à Besançon. Un autre attentat avait causé le décès d'un spectateur. Castellucci évoque les derniers instants du spectacle, après la sortie de scène du fils et du père, et leur passage derrière le tableau : "On a l'impression que quelqu'un est monté derrière le portrait ... Peut être le père? peut être le fils?  peut être le père et le fils? ... C'est une hypothèse, ils sont au-delà de l'image, ils la poussent... et il y a une  couleur noire, qui  coule par soi même comme un suaire nocturne sur le visage de Dieu ... Il accepte l'obscurité... C'est le noir cosmique, là où il y a tous les commencements...  La maison de Dieu, c'est le noir, le noir absolu (...) La lumière de la foi, c'est le doute".
Dans un entretien donné au Corriere della sera (28-10), MIchel Piccoli, signataire du texte "Le théâtre contre le fanatisme", confie à propos des jeunes gens qui protestent contre la pièce : "Les pères et les grand-pères de ces garçons s'en prirent à moi en 1963 quand j'interprétais Pie XII dans le drame "Le Vicaire " de  Rolf Hochhuth, qui dénonçait les faiblesses du Pape  envers les nazis" .
Pas d’interruption de la représentation.  
 
Samedi 29 octobre 2011
Dans la matinée, le cardinal Vingt-Trois, président de la Conférence des évêques de France, intervient sur Radio-Notre-Dame. Il déplore «des manifestations de violence» devant le Théâtre de la Ville. Il affirme que les manifestants appartiennent à «un groupuscule rattaché au mouvement lefebvriste» ne disposant d’«aucun mandat» pour se réclamer de l’Église catholique. «On ne fait pas un appel à la liberté en jetant des œufs pourris sur les gens ou de l’huile de vidange», a-t-il martelé. Interrogé sur la «bonne foi» de certains manifestants, il a fait la différence entre «les gens qui sont conscients de la stratégie» et «ce que Lénine appelait les idiots sympathiques qui servent de masse de manœuvre.»  «Ce n’est pas parce qu’ils sont de bonne foi que ce qu’ils font est juste», a-t-il ajouté. Il a aussi estimé que «leur appartenance à des groupes très politisés et très militants, y compris sur le plan religieux, ne favorise pas leur formation mais au contraire les déforme.» (La Croix, 11h57) ). Juste avant, il avait fait un retour sur la récente rencontre oecuménique du Trocadéro, moment de convergence des religions sur le thème "Paix et religion". Il faut que  les gens comprennent que  "les religions ne sont pas un facteur de violences publiques" , a-t-il affirmé, en écho au message du pape lancé à Assise: "Plus jamais la violence, plus jamais la guerre, plus jamais le terrorisme au nom de Dieu, que chaque religion apporte sur terre justice et paix, pardon et vie, amour". À propos de la situation des chrétiens coptes d'Égypte, il a déclaré: "Les comportements qui peuvent avoir lieu dans certains pays ne sont pas nécessairement représentatifs de la signification profonde d'une religion mais une transcription politique et violente d'une conviction religieuse".

À 18h, une manifestation autorisée, organisée par Civitas, se mettait en place, place des Pyramides, sous la statue de Jeanne d'Arc, lieu habituel de rassemblement du Front National. Aux cris de "christianophobie, ça suffit!", le cortège s'est ébranlé vers 18h30 en direction de la Place André Malraux (1er arrondissement). Derrière une banderole proclamant "La France est chrétienne et doit le rester", 1500 à 2000 personnes vont défiler. Une autre banderole précise: "La République est laïque, la France est catholique!".
"Parmi les manifestants, des prêtres en soutane et des croyants de tous âges exhibant crucifix, drapeaux du Sacré coeur et agitant cierges et flambeaux, chantant et priant " observe l'AFP ( 30-10).
"En queue de manifestation, l’extrême droite classique avait également répondu à l’appel. Quarante militants du Groupe union défense (GUD) manifestaient en blousons noirs. Edouard Klein, leader du mouvement, a justifié leur présence en expliquant que lorsque «les valeurs chrétiennes de l’Europe et de la civilisation sont attaquées, le GUD se doit d’être présent» (...) Autre figure remarquée, Alexandre Gabriac, exclu du FN en avril dernier et qui était monté de Lyon pour s’associer à l’événement et dénoncer «les attaques systématiques contre la religion catholique».
Après la fin de la manifestation à 21h00, environ 200 militants ont tenté de se rendre au Théâtre de la Ville pour perturber la représentation du spectacle de Romeo Castelluci mais ils n’ont pas pu dépasser la place du Chatelet. Plus de trente camions de CRS avaient été déployés pour en protéger l'accès. Tous les manifestants se sont donc définitivement dispersés à 22H30. Il n'y a pas eu d'interpellations." écrit David Doucet (Les Inrocks, 30-10-2011). Parmi les 200 manifestants, Droite(s) extrême(s) (30-10) note, de son côté, la présence de Xavier Beauvais, abbé de la paroisse intégriste de Saint-Nicolas-du-Chardonnet ainsi que celle de "quelques militants de Forsane Alizza, groupuscule islamiste radical, venus apporter leur soutien aux manifestants." Sept personnes seront interpellées à l'entrée du théâtre pour port d'armes illicite. Elles étaient respectivement en possession de quatre couteaux, une bombe lacrymogène ainsi que des pierres. Aucune interruption du spectacle n'a pu avoir lieu. Frédéric Mitterrand, le ministre de la culture, était présent, venu discrètement assister, par acte de solidarité, à cette représentation.

Dimanche 30 octobre 2011: dernière représentation au Théâtre de Ville
Sur France-Culture, (journal de 12h30), Odon Vallet, "historien des religions" rappelle que l'Église catholique officielle n'aime pas beaucoup Civitas, institution proche des lefebvristes "qui occupent illégalement l'église de Saint Nicolas-du-Chardonnet à Paris. (...) Cela étant, on ne peut pas nier que les fidèles de Mgr Lefebvre ont été réintégrés par le pape Benoît XVI dans l'Église."
L'après-midi, un nouveau rassemblement réunit quelque "200 catholiques intégristes", au moment où les spectateurs entrent dans le théâtre pour assister à la représentation de 15h. L’abbé Xavier Beauvais "a invectivé les spectateurs en leur lançant au micro, entre des prières chantées par les manifestants agenouillés: «Messieurs les spectateurs, vous allez voir aujourd'hui un blasphème et nous sommes ici pour réparer les péchés que vous commettez." (Tian blog, Nouvel Obs, 30-10-2011) Sur le même blog, à la suite de l'article, Tannhäuser  commente: " (...) Certains parlent alors de liberté de l'expression artistique, encore faut-il que ce soit de l'art véritable. Seule la contemplation et la recherche de Dieu génèrent l'art véritable, sans quoi l'art cesse d'être véritablement généré, on peut ainsi l'appeler l'art dégénéré." Pas d’interruption de la représentation.  

À 19h30 (Les Trois coups - Le Post), le Théâtre de la Ville, dans un communiqué, dément "une information fausse d'abord émise par les opposants aux représentations du spectacle puis relayée par certains médias, selon laquelle «des excréments sont jetés, durant la représentation, sur le visage du Christ».

Entre 23h et 23h28, sur France-Culture, dans son émission enregistrée "Changement de décor", Joëlle Gayot qualifie les perturbations des intégristes d'"émeute". Demarcy-Mota parle de "rhinocérite". Il confirme que le spectacle de Castellucci présenté à Paris n'est pas le même que celui présenté à Avignon : la scène où des enfants jettent des grenades sur le portrait du Salvator Mundi d'Antonello da Messina en est absente, comme lors d'une représentation que l'équipe de programmation a vue "en octobre 2010". "Elle n'a pas été retirée par pressions. C'est une décision antérieure à Avignon." Peut-on pourtant parler de retour à une première version, d'origine? On remarquera que, suite à la première du spectacle en Italie (23-7-2010), dans la centrale hydroélectrique de Fies, lors du 30 ème festival Drodesera, Andrea Porcheddu mentionne cette scène et qu'un autre critique, Roberto Rinaldi, la décrit ainsi dans sa recension: "L'entrata in scena di un manipolo di giovani figuranti (comparse scelte per l'occasione) fa esplodere una gragnola di granate sul volto del Gesù, dove il fragore si mescola alle note martellanti e terrificanti che compongono la musica congeniale scritta da Scott Gibbons."

Lundi 31 octobre 2011, relâche mais pas dans la presse.
Dans Le Figaro, Olivier Delcroix interroge François Bœspflug, professeur d'histoire des religions à la faculté de théologie catholique de l'université de Strasbourg  et lui pose trois questions sur la "christianophobie".
À la question: "Selon vous, la pièce de Romeo Castellucci est-elle «christianophobe»?", le dominicain répond: "Apparemment, oui. Dans la mesure où elle s'en prend, explicitement, lourdement, péniblement, à l'une des figures majeures en lesquelles se synthétise le message chrétien, le visage du Christ. Selon tous ceux qui ont vu la pièce, c'est à ce point pénible que l'on peut comprendre les réactions de croyants. (...) Notre époque, surtout depuis quelques décennies, est passée championne dans l'art de défigurer les icônes majeures du christianisme. Mais c'est dans la vocation du christianisme d'endurer cela intelligemment. Le malheur, actuellement, est que les chrétiens sont profondément désarmés, moralement et intellectuellement."
À la question, "Le christianisme est-il devenu la cible privilégiée des artistes?", il répond: "Oui, sans doute. L'art contemporain est l'une des manifestations de la christianophobie (...) Le septième art, à ma connaissance, est beaucoup moins souvent christianophobe que ne le sont les arts plastiques."
À la question, "Est-ce qu'il est mieux ou moins bien traité que les autres monothéismes?" il répond : "Moins bien, c'est incontestable. Il a droit, pour ainsi dire, à un traitement de faveur. Imaginez qu'à la place du visage du Christ, comme décor d'une pièce de théâtre, figure celui de Moïse, de Mohammed ou de Bouddha. Ce serait un tollé immédiat. De toutes les religions, le christianisme est, sans conteste, la plus agressée."

Christine Boutin, présidente du parti chrétien-démocrate, connue pour ses  positions contre le Pacs, l'avortement et le festival "Hellfest", déclare que "loin de la provocation sacrilège", la pièce porte "un message de compassion" et que les manifestants ont été " trompés (...) par des activistes  d'inspiration maurrassienne".

Mardi 2 novembre commence, jusqu'au 6, une nouvelle série de représentations de la pièce au Cent Quatre (104), théâtre municipal dont le président est Christophe Girard, élu à la culture de la Ville de Paris. Le 31 octobre, on apprend que "le "104" a confié son gardiennage, il y a dix-huit mois, à la suite d'un appel d'offres, à Vendôme, une entreprise de sécurité dirigée par une ancienne figure du GUD".

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