29 octobre 2011: "Sur le concept de visage du fils de Dieu" de Romeo Castellucci, actes 1et 2

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R. Castellucci - Sur le concept de visage du fils de Dieu

 

 

Prologue

"Sul concettto di volto nel figlio di Dio / Sur le concept de visage du fils de Dieu", pièce de Romeo Castellucci (durée 1h), a été présentée pour la première fois en France, dans le cadre de la programmation officielle (in) du Festival d'Avignon, à l'Opéra-Théâtre d'Avignon, les 20, 21, 22, 23, 25, 26 juillet 2011, à 19h. Créé l'année précédente, le spectacle n'avait déclenché aucun scandale.
L'auteur et metteur en scène italien est bien connu du public du festival où il a présenté régulièrement différents spectacles depuis sa première venue  en 1998  avec Giulio Cesare. En 2008, il avait été l'un des artistes associés du Festival où il avait créé trois pièces inspirées par La Divine Comédie de Dante: Inferno dans la Cour d'honneur, Purgatorio à Châteaublanc et Paradiso à l'Église des Célestins. link
En janvier 2011, il a mis en scène à  Bruxelles Parsifal, dernier opéra de Wagner.
Au printemps, il a présenté, à Rennes, Le Voile noir du pasteur, adaptation scénique de The Minister's Black Veil, (1836), une nouvelle de  Nathaniel Hawthorne qui raconte l'histoire étrange du revérend Hooper: un dimanche matin, ses paroissiens venus assister au service religieux sont stupéfaits de le voir apparaître le visage couvert d’un voile de velours noir descendant jusqu’à la bouche. Jusqu'à sa mort, le pasteur le portera, sans donner d'explication. La pièce "fait diptyque" avec Sur le concept de visage du fils de Dieu.

 

La pièce de Castelluci est l'une des 900 pièces présentées dans la cité papale durant le festival 2011 (du 6 au 26 juillet, 65ème édition). Elle est à resituer dans un contexte avignonnais particulier. Suite à une campagne orchestrée par des groupuscules de catholiques traditionalistes, deux oeuvres photographiques d'Andrès Serrano, exposées à la fondation Lambert, dont une intitulée "Piss Christ", étaient gravement vandalisées le dimanche 17 avril 2011. Le lendemain, Éric Mézil, directeur de la collection Lambert  avait déclaré dans Le Monde"Je crois que nous assistons à une libération de la parole venue du plus haut niveau. Claude Guéant évoque les croisades, Nicolas Sarkozy en visite au Puy-en-Velay appelle à "assumer l'héritage chrétien de la France"... À force de souffler sur les braises, on attise le feu." (voir Observatoire la censure, 12  et 21 avril  2011).

L'année précédente, toujours à Avignon, deux masques en céramique de Miguel Barcelo, exposés dans la chapelle papale - "Masque de Moi-même à un Très Jeune Âge" et "Masque avec un Nez Pointu" - posés sur des gisants d’Anne de Bretagne et de Louis II, duc de Bourbon, avaient dû été retirés, suite à un incident provoqué par deux visiteurs de l'exposition. L'une des deux personnes, activiste de l'association "Les amis de Versailles" prônant la "résistance culturelle" contre "ceux qui tournent le patrimoine en dérision", avait déclaré: "Ce mariage entre deux œuvres, on ne s’y attendait pas en province, mais cela se fait malheureusement de plus en plus couramment à Paris. Mais c’est choquant que l’on recouvre ainsi une œuvre initiale à caractère sacré puisqu’il s’agit d’une représentation des papes et que l’on empêche les visiteurs de voir leurs visages."  (La Provence, 28 juillet 2010).
On notera aussi que, la même année 2010, "Papperlapap", pièce irrévérencieuse de Christoph Marthaler, avait fait débat mais pas scandale. (Voir ici link et là  link). Il en a été de même à Avignon avec la pièce de Castellucci

 

Acte 1: Avignon, une réception favorable de la pièce

Cette histoire d'un fils confronté à la décrépitude de son père devenu incontinent, sous le regard du Salvator Mundi  peint par Antonello da Messina (1430-1479), va majoritairement recevoir un accueil favorable de la presse de "droite",  de "gauche" ou "chrétienne".

Pour Fabienne Pascaud (Télérama, 20-07-2011), dans ce "spectacle sur la déchéance et la compassion", "Castelluci fait naître le sublime". "Face au visage du Christ, c'est la capacité d'amour de chacun d'entre nous qui est ici interpellée, qu'on soit chrétien ou pas, la capacité de soulager la souffrance." (...) La pièce "n'a rien d'une œuvre sacrilège. C'est une prière."
Pour Armelle Héliot (Le Figaro, 21-07-2011): "Le Christ est là...mais on voit bien, selon Castellucci, qu'il ne peut rien pour cette souffrance. Lui, n'a-t-il pas pensé être abandonné? "Mon père, pourquoi m'as-tu abandonné ? "Ici, le fils n'abandonne pas le père. C'est étrange comment cette pièce en rien "religieuse" conduit à la culture chrétienne. Foi ou non."
Pour un des envoyés spéciaux de La Croix, (22-07-2011),  c'est "un acte bouleversant d'amour et d'humanité. (...) À la limite du supportable. Non que le propos ou les images choquent par une vulgarité mal à propos. Mais parce que, en à peine une heure, ce spectacle nous ramène à notre condition d'hommes faits de chair et de matière, comme le fut le Christ sur la croix, laissant échapper : «Mon père, pourquoi m'as-tu abandonné ?» Mais ici, c'est le père qui se sent abandonné par lui-même, par son corps qui ne lui obéit plus, sur lequel il n'a plus de prise, humilié devant son fils alors que les rôles naturels se sont renversés."
Pour Noëlle Réal (Citylocal news, Avignon, 24-07-2011) "LA pièce sulfureuse du Festival d'Avignon. Matière fécale sur scène, portrait du Christ en fond de plateau... le pire était à craindre. Mais le miracle a eu lieu. (...) Ici, on ne "chie pas" sur le Christ, loin de là. Roméo Castellucci, Italien et donc pétri de culture et d'images chrétiennes, nous livre dans cette pièce un nouveau "pari" de Pascal. Et s'il dérange, c'est moins par la dysentrie dont est victime le comédien sur scène incarnant un père grabataire (Gianni Plazzi), que par le questionnement qu'il provoque en chacun de nous :"où en êtes-vous de votre Foi?"
Pour Jean-Pierre Léonardini (L'Humanité, 26-07-2011): "On passe ici, selon Castelluccci, «de la scatologie à l’eschatologie», soit la réflexion sur les fins dernières de l’homme dans le monde. Sul Concetto di Volto nel Figlio di Dio s’avance vers nous sous l’espèce d’une parabole puissamment plastique. En nous rendant voyeurs sous le regard d’un Jésus humain trop humain, Castellucci n’en appelle-t-il pas – sans prêche mais avec quel art ! – à un retour aux sources de l’Évangile ?"

 

Acte 2: "la cabale des dévots"
Le 26 juillet 2011, dernier jour du Festival "in",  l'Observatoire de la christianophobie, publie un communiqué de Régis de Cacqueray, "supérieur du district de France de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X", dans lequel celui-ci signale une pièce jouée à Avignon:

"une pièce dénommée «Opéra théâtre», aussi vulgaire que blasphématoire, fait jouer successivement un vieillard indigent dont on retire la couche et dont on présente pendant plusieurs minutes les excréments devant le public et une bande d’enfants lançant des grenades sur un grand portrait de Jésus Christ, formant le décor.
    • Par la suite, ce grand visage est lacéré par des effets techniques qui font dégouliner de ces déchirures une couleur «évoquant plus les matières fécales de la scène précédente que le sang» rapporte un journaliste.
    • A la fin de la scène, un message apparaît aux yeux de tous : «You are not my shepherd» («Tu n’es pas mon berger»)."

C'est à partir de ce moment que peut être daté le début de la campagne visant à faire interdire la pièce de Castellucci dont les représentations suivantes en France sont prévues, en octobre 2011, à Paris, au Théâtre de la Ville.
Comme précédemment dans l'affaire "Piss Christ", toutes les composantes de la famille nationale et catholique traditionaliste, vont s'atteler à faire monter la pression par une campagne de courriels et d'appels sur internet, se répartissant les rôles.
Dans leur argumentaire, elles vont s'appuyer sur deux scènes de la fin du spectacle, qualifiées de "blasphématoires".
Celle où un groupe d'enfants s'amuse à lancer des grenades en plastique sur le visage du Christ: "Geste non de blasphème, mais d'innocence, dont ils n'imaginent nulle conséquence étant à l'âge où le réel et l'irréel peuvent se confondre en un même jeu", avait considéré le critique de La Croix.  Celle ensuite où le portrait du Christ est lacéré laissant apparaître des coulures, «évoquant plus les matières fécales (...) que le sang ».

"Le" journaliste  anonyme à qui l'abbé fait allusion est Fabienne Darge; la phrase citée est extraite d'un passage de l'article qu'elle avait écrit  dans Le Monde (22-07-2011):
"(...)  Arrivent un, deux, puis une dizaine d'enfants - il y a des enfants dans quasiment tous les spectacles, dans ce Festival d'Avignon. Ils sortent de leurs cartables des petits jouets qui imitent les grenades, et bombardent le tableau à qui mieux mieux, sans que sa surface en soit altérée. Le visage du Christ d'Antonello de Messine reste impénétrable, inatteignable. C'est sous la surface, derrière la toile, qu'il va se passer quelque chose, en une série d'images fascinantes. Castellucci, en grand plasticien qu'il est, attaque le visage de l'intérieur. Il est d'abord trituré, déformé comme par des mains et des pieds qui pousseraient la fine peau de surface. Puis on dirait qu'un grand couteau l'entaille, et de grandes coulures brun-rouge, évoquant plus les matières fécales de la scène précédente que le sang, se répandent sur lui, avant qu'un voile noir ne recouvre le portrait du fils de Dieu.La toile est finalement déchirée, et découvre un grand panneau noir. Dessus, on croit d'abord lire, en grandes lettres découpées : "You are my shepherd" ("Tu es mon berger"). Avant de se rendre compte que la phrase entière est, en fait : "You are not my shepherd" ("Tu n'es pas mon berger")."

 Cette fin sera  interprétée par Maryielle Pelissero (L'Insensé, 25-07-2011), comme: "Une fin ouverte qui laisse place au doute, une de ces zones vides constitutives de la pratique de Romeo Castellucci. Le spectateur est laissé seul avec son expérience et ses possibilités de choix. Par cette phrase double, le metteur en scène s’éloigne à la fois du pamphlet et de la louange."

Finalement, les opposants choisiront d'instrumentaliser les paroles (maladroites? ambiguës?) d'une journaliste de France-Culture, Joëlle Gayot, prononcées en juillet sur les ondes de la chaîne publique: "Puis le spectacle bascule. C'est le visage du Christ qui est au centre de l'action  (...) Des enfants lui balancent des grenades à la gueule  puis le vieillard lui-même déverse sur sa face ses propres excréments."Très vite, la phrase sera entendue comme: "Le vieillard déverse sur le visage du Christ ses excréments".

 Le 19-10-2011, La Croix  signale: "L’Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne (Agrif), du catholique traditionaliste Bernard Antony, a été déboutée  lundi 17 octobre, de son action en référé contre la pièce "Sur le concept du visage du Fils de Dieu", qui se jouera du 20 au 30 octobre au Théâtre de la Ville de Paris. L’Agrif, qui a en outre été condamnée à payer 1200€ au Théâtre de la Ville de Paris, espérait obtenir la déprogrammation de cette pièce « blasphématoire », tentait de faire valoir « le droit des chrétiens au respect de leur foi »".

 

Entr'acte.

 

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